Rare Interview with Noah by the French magazine Jazz Hot, April 1976

 

Depuis plus de dix années, Noah Howard se bat avec courage et fougue aux avant-postes de la musique afro-américaine. Aujourd’hui solidement installé à la tête de sa propre formation à l’aide de laquelle il entend parcourir tous les styles et tous les répertoires, Noah Howard est également un monsieur que sa qualité de musicien n’empêche pas pour autant de réfléchir. Autrefois l’un des leaders de la New York Musiciens Organisation, il dirige à présent sa propre entreprise de production, basée à New York. A l’écoute de toutes les musiques, sans cesse en contact avec les Etats-Unis et l’Europe, Noah Howard nous a semblé un des artistes les mieux placés pour établir aujourd’hui un diagnostic sur la santé du jazz, un jazz que la légende fait naître à la Nouvelle-Orléans, tout comme lui-même…

En général, la majorité des auditeurs voient en vous un musicien de « Free Jazz », un musicien – contemporain ». Mais peut-être avant tout cela êtes-vous surtout un musicien de la Nouvelle-Orléans?

• Je trouve cette question très intéressante… Je pense en effet que la Nouvelle-Orléans joue un rôle considérable en ce qui concerne mes motivations esthétiques fondamentales. Vous pouvez reconnaître ce parfum de la Nouvelle-Orléans dans une certaine façon de phraser qui est mienne, ou par exemple dans une certaine qualité de vibrato. C’est le genre d’endroit dont, où qu’on aille, on ne peut jamais s’échapper. C’est une sorte de lieu magique qui vous colle toujours à la peau et où l’on a toujours besoin de venir se retremper. J’y ai passé Noël dernier et j’y retournerai à Pâques. Mais je n’ai pas pu assister à Mardi-Gras depuis 1959, ni là ni à Haïti où se déroulent des cérémonies similaires. Ceci dit, quant à y vivre, je ne saurais y penser parce qu’il n’y a pas sur place de débouchés assez importants pour ma créativité.

Je pense également que dans l’esprit du public, votre image est toujours associée à celle du Noah Howard-Frank Wright Quartet… Cependant, depuis cette époque, votre musique a changé, n’est-ce pas ?

• Oui, mais on peut même aller plus loin et remarquer, rien qu’à l’écoute des disques que j’ai gravés au sein du Frank Wright Quartet, une différence d’idéologie entre nous. C’était une période très intéressante pour tous, mais il n’en est pas moins vrai que nous suivions chacun des voies personnelles.

On n’a jamais très bien su en fait qui dirigeait ce quartette : était-ce vous ou’ était-ce Frank ?

• Nous le co-dirigions tous les deux. En fait, Frank et moi nous battions chacun dans notre coin à New York ; un beau jour nous nous sommes dits : « Pourquoi ne pas produire nos efforts en commun ? ». Il y a d’autres choses qu’on ne sait pas, par exemple que Muhhamad Ali avait travaillé régulièrement avec moi bien avant que Frank ne débarquât à New York, à l’époque où il était encore à Cleveland. Quant à Bobby Few, il est arrivé à New York, sensiblement à la même époque que Frank, fin 65/début 66.

A cette époque, vous avez enregistré pour la marque de Leroy Jones, Jihad ?

• Non, cet enregistrement a eu lieu un peu plus tard, vers 1968. Y participèrent Don Pullen, Don Ayler, Reggie Workman, Norris Jones (Sirone), Muhammad et moi-même… Je suppose que Leroy Jones possède toujours ces bandes. A cette époque, il tentait l’expérience de fonder se propre marque de disques, dont je crois n’a jamais été édité qu’un album sous le nom de Sunny Murray (1).

Beaucoup de musiciens qui participèrent à la – New Thing » des années soixante sont revenus récemment à des conceptions musicales plus mélodiques. Je pense en particulier à Don Cherry, à Pharoah Sanders et à Archie Shepp. Pouvez-vous nous parler de votre propre évolution récente ?

• Disons que je me suis efforcé, récemment, d’embrasser différents types de formes. D’un autre côté, je m’efforce depuis très longtemps d’atteindre un vocabulaire personnel fondé principalement sur une conception lyrique du saxophone. Je me bats depuis un bon moment pour obtenir un son personnel me définissant. Aujourd’hui, j’ai atteint ce stade. Il reste bien entendu toujours certains clichés qui proviennent de mes influences, par exemple, mais disons qu’en gros je pense avoir atteint ce que je désirais dans ce domaine, c’est-à-dire dans le domaine de l’expression personnelle improvisée. Dans le domaine de la composition, maintenant, je dispose d’un répertoire qui inclut aussi bien des gospels, du blues, des airs à succès, des morceaux libres, etc. En d’autres termes, je cherche à jouer tout l’éventail de cette musique. Parfois même, je choisis d’interpréter tel type de morceau parce que cela représente une sorte de défi.

Nous n’entendons plus parler de la New York Musicians Organisation et guère plus des musiciens qui en faisaient partie ?…

• Vous savez que ce genre d’entreprise est extrêmement difficile à mener à bien. En l’occurrence, le problème majeur a été l’interférence des personnalités propres des différents musiciens. On en est rapidement arrivé au point où personne n’était en mesure de supporter le poids très lourd de cette organisation. Il n’en reste pas moins vrai que ce qui est sorti de cette expérience est tout à fait positif. Cela a contraint les personnes qui disposent du pouvoir dans le domaine musical à s’arrêter et à changer certains de leurs programmes. ll n’y e donc rien à regretter à ce sujet.

Noah Howard, vous êtes un musicien qui se double d’un homme d’affaires. Comment se porte votre société ? (2)

• En ce moment, le mieux du monde… Nous avons à présent deux disques sur le marché : « Patterns » et « Live at the Swing Club », produit en Italie. Nous allons également en publier deux autres : « Noah Howard in Europe », qui fut enregistré au cours de ces derniers dix-huit mois, en Allemagne, avec Kent Carter (b), Oliver Johnson (dm), et Takashi Kako, et en Italie avec Muhammad à la place d’Oliver. Et puis un enregistrement effectué en studio : Kako piano solo, à paraître très bientôt. Dans l’ensemble, donc, je suis assez satisfait.

Votre société a son siège à New York. Qui s’en occupe donc là-bas ?

• J’ai un associé à New York qui s’en occupe. Cela me prend certes beaucoup de temps, mais l’enjeu en vaut la chandelle…

Il y a de plus en plus de musiciens qui dirigent leur propre marque de disque. Croyez-vous que cela va continuer à se généraliser ?

• Certainement, et je trouve que c’est quelque chose de très positif. Je pense que cela apprend beaucoup aux musiciens sur le business de la musique, et je crois que précisément les musiciens ont encore beaucoup à apprendre en ce domaine.

Comment s’est développé votre carrière en Europe ? Avez-vous éprouvé beaucoup de difficultés à vous faire connaître ?

• Eh bien tout a commencé avec Amougies où j’ai fait un petit succès. Cela m’a énormément aidé dans l’immédiat, avec le quartette de Frank et moi-même. Les difficultés n’ont vraiment commencé que lorsque j’ai décidé de fonder mon propre groupe, au retour des Etats-Unis où j’avais enregistré « Live At the Village Vanguard » avec Frank Lowe, Earl Freeman, Juma Sultan et Rashied Ali. Mais depuis, le quartette a remporté un énorme succès partout où il s’est produit, en particulier dans ces pays où je n’avais jamais été auparavant comme l’Allemagne, la Suisse et l’Italie où je suis allé maintenant cinq fois.

Trouvez-vous que le public qui vous écoute possède une culture musicale sérieuse ?

• Je vais vous répondre ainsi : je pense que le public qui écoute du nouveau jazz en Europe est beaucoup plus cultivé musicalement que son équivalent aux Etats-Unis. Il est plus accessible à la musique que celui des Etats-Unis.

Mais trouvez-vous que ce public est doté d’un bon esprit critique ? Je l’ai per-sonnellement vu accepter des tas de choses qui ne valaient à l’évidence pas cher sur le plan musical.

• C’est parfois le cas, mais ça n’est néanmoins pas obligatoire.

Certes non. Mais avant-guerre, par exemple, il suffisait qu’un batteur fasse de grands gestes et beaucoup de bruit, et tout le monde se mettait à applaudir. Et puis, avec le be-bop, les choses ont un peu changé, le public est devenu un peu plus exigeant, moins facile à berner. J’ai personnellement l’impression qu’une certaine partie du public qui écoute aujourd’hui du « free jazz » manque un peu de maturité, ce pourquoi ce même public siffle Shepp lorsqu’il a le malheur de jouer Caravan… Il n’est pas’supposé faire ce genre de choses parce que ça n’a pas l’air « progressif -. Et puis il suffit de dire aux mêmes : – Mais vous savez, Shepp jouant Caravan, au contraire, c’est le comble du – progressisme » », et du coup ils se mettent à adorer cela !

• Je pense que dans tout ceci il y a beaucciup de naïveté. Mais pour en revenir au point de départ. je dirai que le public européen a été beaucoup plus exposé au nouveau jazz, par l’intermédiaire de fa Radio nationale et des medias, que les jeunes des Etats-Unis qui ne disposent que des radio commerciales dont je vous laisse imaginer les programmes. Si l’on veut écouter du nouveau jazz aux Etats-Unis, il faut écouter les radio underground ou les radio destinées au public de couleur, par exemple… Peut-être de temps à autres les plus grands postes diffusent un peu de jazz actuel, mais je veux dire qu’il n’y a pas d’influx. Or le nouveau jazz a fait son apparition en Europe il y a maintenant un certain temps ; est donc normal que vous disposiez en Europe d’un public relativement averti.

Il y a une question que je brûle d’envie de vous poser. Je vous la pose de façon volontairement très abrupte Pensez-vous, aujourd’hui, qu’il y ait un avenir pour ce qu’on a appelé le « free jazz » ?

• Laissez-moi clarifier un peu ma position sur ce sujet une fois pour toutes… Un groupe de commentateurs, de critiques, d’écrivains, de journalistes et de businessmen ont mis une étiquette sur ce que mes collègues et moi-même faisions pendant les années soixante. lis ont appelé cela : « free jazz ». Autant que je sache, aucun de mes collègues ne se donne ce nom de « musiciens de free jazz ». Nous cherchions et nous continuons tous à chercher des possibilités d’expression nouvelles dans le domaine du jazz, à partir de l’idiome be-bop. N’est-ce pas là quelque chose d’inhérant au jazz lui-même ? Dans une dizaine d’années, il y aura certainement de nouveaux jeunes musiciens qui viendront révolutionner ce que nous autres avons fait. Le jazz, c’est cela, point à la ligne. Le reste, be-bop, free-jazz, ce n’est que des appellations commerciales, destinées à la vente de tel ou tel produit…

Les premiers à avoir utilisé ce terme sont les critiques… Pourquoi croyez-vous qu’ils en ont eu besoin ?

• Parce qu’ils étaient incapables de définir ce que les musiciens étaient en train de créer. Vous savez (3) la plupart des critiques sont des messieurs qui sont assis très haut sur leur cul et qui décrètent de leurs hauteurs ce que font les musiciens sans jamais prendre la peine de demander leur avis à ces derniers ! (peut-être ai-je été un peu loin dans cette réponse… — rires).

… Justement pas, car il est bon que l’opinion publique soit au courant de cet état de faits. C’est précisément pour révéler ce genre d’artifices que je vous ai posé la question de façon abrupte, en employant LEUR terminologie.

Que pensez-vous du rhythm & blues ?

• En dehors du gospel et du blues, le rhythm & blues a toujours fait partie intégrante de mon environnement. Aujourd’hui, les jeunes pensent que Muddy Waters, Ray Charles et Bobby « Blue » Bland sont dans le vent, mais j’écoutais ces types en 1956, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose ! C’est une facette très importante de la musique afro-américaine.

Vous ne qualifieriez pas cette musique de commerciale?

• Non. Je ne pourrais jamais imaginer du rhytm & blues joué comme Musak (4) (rires)…

Il semble qu’il y ait aujourd’hui à New York une sorte de rapprochement entre les musiciens des divers styles, après cet écartellement auquel on a assisté dans le courant des années soixante. Mais d’abord cet écartellement a-t-il vraiment existé ?

• II y a eu effectivement une grande diversification à ce moment, et je pense que c’est quelque chose de sain. Le jazz est une forme d’art vivante. C’était alors une femme enceinte qui attendait un nouvel enfant. Un nouvel enfant qui dirait bientôt : « Eh, regardez, je peux faire cela d’une façon un, peu différente ». Il y avait au milieu des années soixante une sorte d’iNTENSITE COLLECTIVE dans l’air. Ayler, Coltrane, Sun Ra, Cecil, etc., nous nous livrions tous à de nouvelles expériences. Ceux d’entre nous qui ont survécu atteignent aujourd’hui un second pallier. Il ne s’agit plus tellement de cet espèce de précipitation folle qui existait alors. Il s’agit plutôt aujourd’hui de prendre conscience de ce qu’on possède à l’intérieur de soi. Nous avons atteint aujourd’hui l’âge adulte, une certaine maturité. Il serait à ce propos passionnant de voir quelle direction Coltrane ou Ayler auraient prise aujourd’hui, en 1976, s’ils étaient toujours en vie.

Précisément, à l’exception sans doute d’Ornette Coleman, aucun des musiciens qui sont à la base de la révolution du jazz des années soixante ne semble aujourd’hui en mesure d’apporter des solutions nouvelles…

• Ce genre de pas en avant dont vous parlez n’a lieu en jazz que tous les 15/20 ans… Mais laissez-moi vous répondre avec l’anecdote suivante. On n’a pas arrêté de dire que Monk rejouait sans cesse les mêmes choses. Sa réponse à cette objection fut que 90 % des gens à qui il jouait cette musique n’avaient toujours pas appris à recevoir sa musique… Pourquoi, dans ces conditions, faire un pas en avant I Laissons leur plutôt le temps de combler leur retard I Quelques fois certains musiciens refuseront d’exposer en public ce à quoi ils travaillent en privé parce que le public n’a pas encore compris ce qu’ils faisaient cinq ans auparavant.

Vous pensez cela sincèrement ?

• Bien sûr I Cela présente d’ailleurs l’énorme désavantage que votre musique n’étant pas comprise, elle n’est pas jouée en radio, et l’oreille du public a donc d’autant moins de chance de se faire à cette musique !

Pensez-vous que le jazz de la fin des années soixante passera jamais sur les radio commerciales ?

• Oui, je crois. Je pense qu’il y aura beaucoup de bouleversements dans ce domaine dans les cinq ou six années à venir. Je pressens qu’il y aura une nouvelle génération de producteurs de disques, de disk-jokeys, qui seront beaucoup plus ouverts et plus susceptibles de promouvoir les artistes créatifs.

Croyez-vous qu’un grand poste national pourra se permettre, à une heure de grande écoute, de diffuser… disons “Ascension” de John Coltrane ?

• Pourquoi pas !

Eh bien j’ai du mal à imaginer l’Américain moyen, bloqué au milieu des embouteillages, allumant sa radio et entendant Ascension. Le pauvre homme sera propulsé hors de son engin !

• Mais regardez un peu son environnement nature! : c’est bien plus bizarre que cela ! (rires).

Pourquoi croyez-vous que la « Musak » existe ?

• Oh, quelle question !… Musak est le produit d’une organisation financière très puissante. Ce genre de musique est destiné à NE PAS être écouté. L’individu n’est pas censé l’écouter. C’est un fond sonore. J’ai travaillé comme vendeur dans un grand magasin de disques de New York. Il y avait là toute une section de ce qu’on appelle de la « Musique d’Ambiance » (« Mood Music »). Cette musique est appelée à installer une certaine ambiance destinée à ne rien déranger en vous. C’est une musique dont la fonction est de vous endormir, de vous empêcher de penser, car la pensée individuelle est dangereuse pour le système.
Je voudrais pour finir ajouter quelque chose : j’ai fait appel au cours de ma carrière à de nombreux musiciens qui jouent un rôle considérable dans l’évolution de ma musique. Il s’agit principalement des batteurs, que je voudrais remercier ici : Muhammad Ali, Oliver Johnson, Steve McCall, Louis Moholo, Beaver Harris, Milford Graves, Rashied Ali— Je crois que c’est là une clef qui commande toujours ce que nous faisons en ce moment. Je tiens également à remercier tous les musiciens qui ont joué avec moi, mais tout particulièrement Dave Burrell qui m’a ouvert aux possibilités offertes par la présence du piano dans mon orchestre, alors que jusque-là j’utilisais seulement la cellule sans piano telle qu’Ornette l’avait mise au point…

(Propos recueillis au magnétophone par Laurent Goddet.)

 

(1) « Sonny’s Time ‘Now », Jihad 663, enregistré en novembre 1965.
(2) « Altsax Records
(3) Je sais ! (L.G.).
(4) Nom de la plus célèbre compagnie spécialisée dans la musique d’ambiance et de supermarchés. Plus généralement, sert à désigner cette catégorie de musique tout entière dont Cr, par exemple, est un excellent représentant…